Prologue
Je m’appelle David Gans. Je suis né à Lippstadt, en Westphalie, en l’an 1541 du calendrier chrétien, soit l’an 5301 après la création du monde par le Tout-Puissant, béni soit-il. Je suis mort à Prague, soixante-douze ans plus tard. Une pierre porte mon nom dans le vieux cimetière juif. Y est gravée une oie au-dessus des six branches du bouclier de David.
Deux petits signes, au creux de la pierre, qui disent ma vie. En ces temps reculés, ce bouclier, cette étoile à six branches, était l’emblème des Juifs de Prague avant de devenir celui de tout un peuple. Nul ne sait plus aujourd’hui que je fus le premier à le graver auprès de mon nom. Un oubli qui a ses raisons. Les six branches si parfaites, le triangle sur la pointe suspendu à son semblable posé sur la base, signifiaient pour moi plus encore que la mémoire de Salomon. C’était la passion et la jouissance de ma vie que j’avouais là, la pureté infinie de la géométrie, capable de tracer, au cœur de la science astronomique, le chemin de l’Éternel.
Et l’oie, tout autant, n’appartenait qu’à moi. Ni le plus gracieux ni le plus glorieux volatile de la création, il faut en convenir. Cependant nous portons un même nom gans[1]. Longtemps cela m’a suffi pour comprendre que je devais prendre mon envol dans le monde sans espérer, pour autant, y régner en aigle.
De fait, les aigles, je les ai côtoyés de près. Ils se sont appelés Galileo Galilei, Giordano Bruno, Johannes Kepler, Tycho Brahé, Isaac Louria, et le plus immense, la couronne des sages et le prodige de ma génération rabbi Lœw Jehouda ben Bezalel, Haut Rabbi de Posen et de Prague, celui que nous nommons tous le MaHaRaL.
Pour moi, leur disciple passionné, la grandeur de leur esprit fut une permanente leçon d’humilité en même temps que le spectacle inouï de l’accomplissement de la création du Tout-Puissant. Car il n’est pas de beauté d’esprit qui s’accomplisse sans approcher la volonté de l’Éternel.
Que je le dise parfois, le vol de ces maîtres était si beau, d’une intelligence si ardente, que je m’y suis aveuglé. L’illusion m’a pris de pouvoir m’élever parmi eux. Le temps m’a rappelé à ma proportion. J’ai appris ce que je leur dois et l’envergure de mes ailes. Je suis, pour ainsi dire, devenu un voyageur de leurs pensées. Un passeur de leur grandeur à laquelle ma vie tout entière fut et est encore dédiée.
Peut-être est-ce pour cela que les bonnes gens de Prague ont fait graver sur la pierre de mon passage et sous les deux symboles de mon existence ces mots ronflants :
« Ici est enterré
Héhasid Morenu Harav David Gans,
Baal Zemah David[2].
La formule est sonnante. Aujourd’hui encore elle n’est pas sans flatter ma fierté. La modestie est une rude école. Une vie d’homme ne suffit pas à l’apprendre et il n’est pas de jour que je ne m’y astreigne…
Ah ! je sens, toi qui lis ces lignes, que ta patience et ta pensée s’inquiètent. Tu te demandes s’il est vivant ou mort, celui-là qui te parle dans ces pages. Ce Gans qui se prétend poussière parmi la poussière, oie dans la vaste basse-cour de l’Éternel, et qui tient les propos d’un vivant alors que depuis quatre cents longues années son corps est redevenu glaise parmi la glaise !
Pourtant oui, c’est ainsi. Mon corps n’est plus et ma parole est vivante.
Le Tout-Puissant nous a accordé le visible. Nous croyons y discerner l’unique vérité. Il nous a donné la matière. Nous lui conférons le pouvoir d’un début et d’une fin. Aveugles et présomptueux, voilà ce que nous sommes. Et c’est pour ne s’être pas satisfaits de cette illusion que mes maîtres, le MaHaRaL, Tycho Brahé, le grand Kepler et quelques autres ont atteint ce ciel de la Connaissance qui se refuse à l’ordinaire des humains.
Pour ce qui est de moi, David Gans, en vérité Dieu seul sait quand je disparaîtrai, car j’habite Sa maison, et Sa maison est celle du Verbe. Depuis le premier souffle de l’homme, il en va ainsi : la parole est le vivant de l’humain.
Bien sûr, femmes, hommes, enfants ou vieillards, nous sommes paroles de chair, mouvements de chair, vies et émotions de chair. Et le temps qui va dans ces chairs s’enfuit et les use dans sa dissipation. Il réduit la plus sublime des matières, la peau de soie et le teint de rose, à ce rien de poussière qu’un souffle d’enfant suffit à disperser.
Mais le Verbe, lui, est immortel. Il n’a succombé à aucune fureur, n’a été brisé par aucune masse. Aucun bûcher, même parmi les plus déments de siècles riches en massacres, ne l’a consumé. Il est venu avec l’esprit de l’humain, pas avec sa chair. Et jamais, jamais depuis le premier jour, il ne s’est tu.
Voilà : rien ne se crée hors du Verbe, tout succombe à sa présence. Ils sont faibles, ceux qui l’ignorent ; ils sont grands, ceux qui savent s’incliner devant ce pouvoir. Humains, simples humains, nous croyons que seule la chair engendre la chair. Aveuglement, ignorance ! Le souffle, les battements d’un cœur gorgé de sang sont tout autant le fruit des mots que l’Éternel a placés dans nos bouches.
Ô, lecteurs, je le devine, beaucoup parmi vous arborent le sourire de l’incrédulité ! Permettez qu’avant de me lancer dans la grande histoire qui nous rassemble je vous en conte une petite, ainsi qu’avant le fort de la fête on esquisse un pas de danse entre amis.
Le Talmud (Sanhédrin 65b) raconte que rav Hanina et rav Oshaya vivaient retirés dans l’étude. Ils étaient accoutumés à perdre, les veilles de shabbat, toute notion des réalités humaines en étudiant jusqu’à l’agonie les rouleaux du Sefer Yetsirah, le Livre de la Création. Bientôt, les veilles de shabbat ne suffirent plus à leur passion. Ils lui accordèrent les jours ordinaires. Puis les nuits ordinaires. Sans cesse ils lisaient, apprenaient, méditaient. Effaçant de leur conscience leur poids de chair et d’os, ils ne considéraient que la maigreur de leur apprentissage. Dès qu’ils dormaient ou s’accordaient un menu temps de divertissement, il leur fallait ensuite redoubler d’efforts. Ils ne se rendaient pas compte que la maigreur de leur corps était bien pire que celle de leur sagesse. La famine commença à les épuiser. La peau de leur visage et de leur cou n’était qu’un parchemin plus dur que les pages du Sefer Yetsirah. Leurs rides si creusées devenaient un sillon au cœur du désert. Encore un shabbat et le souffle leur serait retiré. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient plus la force de partir en quête de nourriture.
Rav Hanina déclara :
— Le Tout-Puissant a dit : « J’ai placé Mes mots dans ta bouche. » Les paroles qui franchissent des lèvres pures engendrent la Vie. J’ai faim, il me faut l’admettre. Que risquons-nous à faire naître un veau avec nos mots, qui sont le Verbe de l’Éternel, sinon d’apprendre ce qu’il en est de la pureté de nos lèvres ?
Rav Oshaya répondit :
— Notre sottise et notre punition sont de ne pas y avoir songé plus tôt !
À eux deux, d’une même voix, ils prononcèrent les paroles nécessaires. Et voilà. Un veau de trois ans, au poil dru et à l’œil étonné, se dressa devant eux.
Rav Oshaya et rav Hanina, quoique l’espérant, en furent sidérés. Malgré leur grand état de faiblesse, ils se levèrent, s’approchèrent du veau, qui n’était pas farouche. Ils lui palpèrent l’encolure, les flancs, la croupe. Tout était bien réel et délicieusement comestible. Le grand savoir de la Kabbale allait les rassasier. Ils s’accordèrent le temps d’un festin.
Cette histoire, je l’ai lue il y a bien longtemps. J’en souriais comme vous en souriez, lecteurs.
Je n’y croyais qu’à demi. J’y songeais, non comme à une réalité possible de notre monde, mais comme à ce que les rhéteurs grecs ont appelé une parabole. Des mots au poids d’une image. Une apparence de mots ne contenant que l’ombre de leur pouvoir.
J’ignorais que la volonté de l’Éternel me ferait bientôt témoin d’un prodige plus stupéfiant, d’une preuve du pouvoir du Verbe d’une puissance si inouïe qu’aujourd’hui encore on en craint le mystère.
Un prodige qui a donné direction et sens à toute mon existence et qui en a fait ce qu’elle est aujourd’hui : l’éternité de la parole, qui est aussi notre mémoire et notre vie à venir.
Un être de mots, voilà ce qu’est désormais David Gans.
Certains peuvent s’enorgueillir de leur découverte, de leur création. Je n’ai pour fierté que l’étendue de ma souvenance. Moi, je suis le témoin. Le passeur et le voyageur de la mémoire. Je porte la grandeur des autres et parfois fais en sorte qu’elle ne sombre pas dans le néant de votre indifférence…
Chaque jour me semble assez lourd pour être le dernier, mais l’aube suivante se lève comme s’ouvrent mes paupières et me signifie que ma mission n’est pas encore accomplie.
GOLEM !
Voilà le mot et le feu de mon existence !
Voilà le mystère qui a fait de moi ce guilgoul, cette métamorphose, ce Juif errant sans autre demeure que la parole, qui va et vient parmi vous, invisible dans vos foules et pourtant présent dans votre mémoire des siècles, quelles que soient vos croyances, vos craintes et vos sciences.
Voilà ce qui est arrivé ce jour de janvier 1600 dans la cour de la yeshiva de mon maître le MaHaRaL, la lumière d’Israël, que son nom soit béni. En ce jour, oui, la puissance de Dieu dans le pouvoir de l’homme s’est montrée.
Le MaHaRaL était parvenu au prodige des prodiges. Il avait dressé l’échelle qui lie la Terre au Ciel. Quel effroi, quelle terreur !
Quel inconcevable savoir !
Et, depuis, ils sont légion ceux qui voulurent le suivre pour seulement s’accaparer sa connaissance.
Légions de l’innocence comme de l’orgueil. Légions du Mal, surtout.
En vain, en vain ils se sont dévoués au mystère de Golem. Sans jamais de succès. Aucun, depuis rabbi Lœw, mon Maître, n’a su gravir à nouveau l’échelle, celle de Jacob, qui lie la Terre au Ciel.
Aucun n’a su entrer si loin dans les mots, dans les lettres et la sagesse de la Kabbale.
Ce n’est pas faute d’avoir tenté. Alors qu’il exterminait les Juifs, Hitler, que son nom soit maudit pour l’éternité, s’y essaya. Douloureuse ironie.
Au moins la crainte du prodige inspira-t-elle assez de respect pour que les troupes nazies ne brisent pas l’imposante statue du créateur du Golem dressée au chevet du ghetto de Prague. Pas plus que ne l’osèrent les Soviétiques un peu plus tard.
Mais il suffit. Vous en savez assez pour que je puisse vous raconter la vraie histoire de Golem, moi, David Gans, qui fus témoin de cette stupéfiante aventure.